Match Suède/Nouvelle-Zélande

MATCH SUÈDE /NOUVELLE-ZÉLANDE

 

À quelques années d’intervalle, deux pays assez semblables en de nombreux points, la Suède et la Nouvelle-Zélande, ont choisi, face à la question de la prostitution, des solutions totalement opposées.

Deux petits pays, tout d’abord, démocratiques et figurant tous deux en tête du tableau des pays les moins corrompus. Deux pays « sages », respectueux des lois, et très féministes ; si la Suède a élu un plus grand nombre de femmes à son parlement – 44,7 % contre 32,2 % pour la Nouvelle-Zélande (et environ 27 % en France, depuis juin 2012) –, la Nouvelle- Zélande a été la première nation au monde à donner le droit de vote aux femmes, en 1893, soit vingt-huit ans avant la Suède et cinquante-deux ans avant la France.

En Suède, suite à une longue campagne des mouvements abolitionnistes, le Parlement, en 1999, a clairement choisi la voie répressive, projetant de changer la mentalité des hommes suédois en les menaçant de prison s’ils continuaient à acheter quelque forme que ce soit de relation sexuelle. Contrairement au succès décrit par les abolitionnistes, de nombreux rapports révèlent de façon indiscutable l’échec et les nombreux défauts de la solution adoptée par la Suède1[i]. Trois organismes nationaux, dont le National Police Board, ont aussi mis en évidence l’inefficacité et les effets pervers de cette législation. Ces rapports signalent avant toute chose l’impact extrêmement négatif de la législation sur les conditions de travail des prostituées, plus vulnérables que jamais.

Lors de l’évaluation des effets de la loi, les instructions du département de la Justice suédois spécifiaient que l’évaluation n’aurait pas pour conséquence de proposer de rejeter la législation. Pas étonnant, donc, que les conclusions de cette évaluation aient été biaisées, et largement contestées :

– La loi aurait fait baisser de moitié la prostitution de rue, en Suède, en huit ans. D’abord, personne ne le sait, parce qu’on ne savait pas combien de prostituées comptait la Suède avant la loi, ni combien on en compte maintenant. D’autant que la tendance à la désaffection envers la prostitution de rue est mondiale depuis que contacts entre clients et professionnel-le-s peuvent se faire de façon beaucoup plus digne, sûre et confortable grâce aux téléphones portables et à l’Internet. En France, d’ailleurs, le même résultat a été obtenu par la loi Sarkozy de 2003, dont tout le monde est pourtant d’accord sur le fait qu’il faut l’abroger.

– Depuis le vote de la loi, on n’aurait pas constaté d’augmentation du nombre de viols. C’est faux : leur nombre en Suède, beaucoup plus élevé que dans les autres pays d’Europe, a été multiplié par deux entre 2000 et 2007[ii]. Il est vrai que ce nombre peut être en partie imputé au fait que les Suédoises déclarent plus facilement les viols que ne le font les victimes dans d’autres pays ; mais prétendre, comme le fait la commission, que leur nombre n’a pas augmenté, est loin d’être vrai.

– L’opinion publique serait devenue très favorable à cette loi : 67 % de personnes étaient opposées à la loi début 1999, contre 76 % favorables quelques mois après le vote de la loi. En vérité, on ne connaît pas, dans l’histoire des statistiques, de revirements d’opinion aussi gigantesques suite à une loi aussi peu « positive ». Ou alors dans les pays totalitaires ou les républiques africaines. Peut-être serait-il intéressant de savoir si c’est bien la même question qui a été posée aux mêmes personnes ?

– Enfin, prétendre que la Suède a inventé quelque chose que personne au monde n’avait tenté est faux ; les États-Unis en sont l’exemple ; en Californie, entre autres, l’exercice de la prostitution est interdit et les clients poursuivis. Résultat, la Californie compte le plus grand nombre de délinquants sexuels de tous les États-Unis.

Pendant ce temps-là, aux antipodes, la Nouvelle-Zélande a choisi, en 2003, la voie totalement opposée : celle de la décriminalisation totale du monde de la prostitution, à condition, bien sûr, qu’elle ne soit pas contrainte. Le combat a été long et difficile, mené par un collectif de prostituées très dynamique et sponsorisé par un membre du Parlement, Tim Barnett. Le vote a été serré : autant de voix pour que contre, et le vote décisif a été celui du Premier ministre de l’époque, Mme Helen Clark, aux déclarations simples et réalistes : « Ce que nous faisons en Nouvelle–Zélande, c’est tenter de faire en sorte que la loi traite de la réalité plutôt que d’une sorte d’illusion qui n’existe pas. »

Cinq ans après l’entrée en vigueur de la législation, en 2008, le ministère de la Justice publiait un rapport d’évaluation des effets de la législation extrêmement positif :

« Cette estimation semble indiquer que le Prostitution Reform Act de 2003 a eu peu d’impact sur l’industrie du sexe. L’estimation du nombre des travailleuses de rue en juin 2007 (à Auckland) n’indique pas une rapide croissance. À Christchurch et Wellington, le nombre des travailleurs de rue en juin 2007 est comparable à ce qu’il était avant la décriminalisation. Un dixième seulement des travailleurs du sexe travaille dans la rue ; un tiers travaille indépendamment, plus de la moitié dans le secteur des brothels et agences d’escorte. »

COERCITION : Les informations recueillies par la commission suggèrent que la coercition n’est pas répandue. La commission atteste que le commerce du sexe est un travail que certaines personnes ont choisi et sont contentes d’exercer.

SYNTHÈSE : Les informations recueillies par la commission suggèrent que la coercition n’est pas fréquente. La commission atteste que le commerce du sexe est un travail que certaines personnes ont choisi et sont contentes d’exercer.

LIENS AVEC CRIMES ET GANGS : L’Association de la Police a déclaré à la commission que la prostitution n’était pas une grande préoccupation pour ses membres, et qu’il n’existait pas d’évidence de lien entre l’industrie du sexe et le crime en général. […] La commission n’est pas parvenue à trouver de lien spécifique entre crime et prostitution.

USAGE DE DROGUES : Contrairement à une idée répandue, 16,7 % seulement des personnes interrogées ont rapporté travailler dans l’industrie du sexe pour financer l’usage de drogues ou d’alcool ; 82,3 % déclaraient qu’elles faisaient ce travail pour financer leurs dépenses de vie quotidienne. »

À la suite de la publication de ce rapport, Tim Barnett, membre du Parlement, sponsor de la réforme de la prostitution entre 2000 et 2003, déclarait :

« La Nouvelle-Zélande a été le premier pays au monde à décriminaliser la prostitution […]. La loi a été soumise à un scrutin rigoureux du Parlement et du Public, et a reconstruit de façon fondamentale l’ensemble de l’environnement entourant la prostitution. Elle a aggravé les pénalités pour les activités réellement nocives et protégé les sexworkers de la criminalisation, qui piégeait les gens dans le travail du sexe plutôt que de les en détourner […]. J’ai été heureux de prendre du recul et de voir comment a opéré la loi, examinée par des chercheurs et d’autres experts. Ils ont produit un rapport exceptionnel, qui sera extrêmement précieux pour les très nombreux pays à la recherche d’une législation étudiée et testée dans ce domaine. C’est ce que nous avons désormais. »

En juillet 2012, un rapport parlementaire confirmait que « des témoignages clés indiquent que la décriminalisation de la prostitution a eu un impact favorable sur divers aspects du travail sexuel pour beaucoup de personnes. Le nombre de sexworkers et celui des sexworkers mineurs ne semblent pas avoir changé de façon significative », tout en signalant que quelques questions restaient à résoudre, incluant les conditions de travail et la localisation du travail sexuel. Une prochaine évaluation est prévue pour 2018.

En Nouvelle-Zélande, aujourd’hui, les professionnelles travaillent en sécurité pour la plus grande partie d’entre elles, dans des petites structures peu voyantes, où elles reçoivent des clients respectueux de leurs droits, de leur sécurité, de leur dignité, de l’hygiène la plus élémentaire. Les femmes n’ont aucune hésitation à s’adresser à la police si quelqu’un se comporte mal, ce qui est impensable dans les pays prohibitionnistes, et totalement inenvisageable en Suède, par exemple. C’est un des progrès les plus remarquables signalés par l’ouvrage, récemment publié : Taking Crime out of Sexwork (sous la direction de Gillian Abel, Lisa Fitzgerald et Catherine Healy, Policy Press, 2010), « La légalisation, ou comment ôter le crime du travail du sexe ».

Deux petits pays très semblables, ayant choisi, l’un, le côté sombre de la Force, la formule « tout-répressif » ; l’autre, parvenant à des résultats entièrement positifs en utilisant au contraire la force de la liberté, du réalisme, de l’éducation : à la France de faire son choix entre les deux formules. Pour moi, le vainqueur du match ne fait aucun doute, c’est celui qui a choisi le bonheur, le côté ensoleillé de la Force : la Nouvelle-Zélande.



[i] Susanne Dodillet et Petra Östergren (sociologues), La Loi suédoise contre l’achat d’acte sexuel : Succès affirmé et effets documentés

Jay Levy, Cambridge University : Impact de la pénalisation en Suède de l’achat d’actes sexuels sur les travailleurs du sexe, 2011

et récemment, en avril 2012, le rapport d’Ann Jordan, dans le cadre du Program on Human Trafficking and Forced Labor du Washington College of Law.

[ii] Anne-Françoise Hivert, « La Suède malade de ses viols », Libération, 29 avril 2009.

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